S’extraire de sa condition n’est-il pas l’exploit le plus remarquable de l’homme ?

Quelle soit sociale, ethnique ou géographique, tu as certainement ton idée sur la question. Alors laisse-moi de raconter l’histoire méconnue de Major Taylor, un homme qui a tordu le cou du destin, pour faire de sa vie une fresque, une ode à la transcendance et au dépassement de soi.
Tout d’abord, le cadre doit être posé. L’Amérique de la fin du XIXe siècle. Scarlett O’Hara et la terre rouge de Tara ne sont pas bien loin, mais le vent n’a pas tout emporté, loin de là. La guerre de Sécession a certes libéré les Noirs de l’esclavage, mais elle n’a su leur octroyer ni dignité nouvelle, ni réel espoir d’émancipation, l’esclavage a laissé la place à la ségrégation. Un peu comme si l’Amérique avait vaincu la peste mais avait su s’accommoder du choléra.
Parlons du héros maintenant. Marshall Walter Taylor, descendant d’esclaves au destin hors norme, devenu star planétaire du cyclisme sur piste et premier Noir américain à conquérir un titre de champion du monde, tous sports confondus. Voici donc l’histoire de celui qui fût appelé « le cyclone noir » et qui nous parle, plus d’un siècle après sa venue au monde, du poids de nos origines sur nos parcours de vie.

Major Taylor, gagna la première course à laquelle il participa. Il avait 13 ans et ses adversaires en avaient au moins quatre de plus que lui. C’était sur route, au printemps 1892, dans le parc urbain d’Indianapolis sur une distance de 10 miles. Ce jour-là, poussé par son patron Tom Hay, il avait pris le départ à reculons, la peur au ventre et les yeux embués de larmes. Parti quelques minutes avant le lot eu égard à son jeune âge, aucun pourtant n’avait réussi à le rattraper et personne ne l’avait donc revu jusqu’à sa montée sur le podium d’arrivée. L’acte I de la vie de Major Taylor prenait ainsi fin, sur ce nœud dramatique majeur déguisé en coup de théâtre.

Bien des choses se sont passées avant le premier exploit de celui qu’on appelait alors « Le petit Major ». Marshall, à l’automne de sa vie, expliqua dans son autobiographie avoir fait un croche-pied au destin. Trop modeste Marshall. Pour moi, il lui a purement et simplement tordu le cou. Et voici comment…
Marshall est né le mardi 26 novembre 1878 à Indianapolis. Son père, Gilbert Taylor, vétéran de la guerre de Sécession, est employé comme cocher au service des Southard, une riche famille locale. Marshall n’a que 8 ans quand il commence à travailler avec son père dans leurs écuries. Intelligent et audacieux, il se lie d’amitié avec Dan, le fils unique des Southard, puis avec les parents qui ne tardent pas à le considérer comme leur deuxième fils. Il franchit la frontière de la condition sociale quand les Southard décident de le prendre en charge. Il reçoit d’eux un cadeau des plus précieux, un cadeau qui lui permettra la vie qu’il a eue. L’instruction. Bienfait interdit aux autres petits enfants de sa condition. En devenant le « frère » de Dan Southard, Marshall reçoit l’éducation d’un petit garçon blanc de la haute société américaine. Tel un infiltré, Marshall fait sa lutte des classes de l’intérieur. Il reçoit l’instruction des meilleurs précepteurs, apprend l’écriture, la lecture, la musique, l’histoire, et est initié à la pratique du sport. Marshall s’adonne à la culture physique et excelle dans la pratique du cyclisme.

Marshall apprend aussi la vie entre deux mondes. Celui des Blancs la semaine et celui des Noirs quand il retourne le dimanche dans sa famille. Cet apprentissage est une douleur qui le poursuivra toute sa vie. Une sensation. Un sentiment, celui de n’appartenir vraiment à aucun des deux mondes. Être un Noir au milieu des Blancs et un Blanc au milieu des Noirs. L’histoire de sa vie. Anecdote : le jour où, accompagnant ses petits copains blancs au gymnase, il se voit refuser l’accès aux agrès et est contraint de suivre la séance depuis les gradins. Marshall se réfugie alors sur son vélo, qu’il apprend à dompter jour après jour, comme on dresse un pur-sang.

La vie de petit Blanc de Marshall prend fin en 1891, quand les Southard quittent Indianapolis pour Chicago. Sa mère refuse leur proposition de l’emmener. Marshall à 12 ans et retrouve sa condition première d’enfant noir, mais fort des armes que lui ont laissées ses bienfaiteurs pour évoluer dans ce monde régi par les Blancs.

L’enfant prodige ne tarde pas à rebondir. Ses acrobaties à vélo impressionnent Tom Hay, le patron d’une boutique de cycles qui l’embauche comme garçon à tout faire le matin et showman l’après-midi. Premiers succès ! C’est la cohue devant la boutique Hay & Willis. Jour après jour, la foule s’agglutine toujours plus nombreuse pour admirer les prestations de ce petit « poulbot » déguisé en soldat, roi des acrobaties à vélo. Marshall se fait un nom : « Major » ! La légende est en marche. Quelque temps plus tard viendra la première victoire, celle des 10 miles du parc urbain, puis d’autres, encore plus notables, comme celle qu’il remporta à Matthews (Indiana) en 1895 à l’âge de 16 ans. Menaces, insultes racistes sur la ligne de départ, les autres coureurs refusent sa présence. Major est contraint de partir « en secret » plusieurs minutes après le peloton pour éviter d’être lynché. Le gamin les rattrape vite, prenant soin de rester de l’autre côté de la route pour éviter les coups, puis les lâche irrémédiablement sous une pluie lourde qui ne cessera de tomber jusqu’à l’arrivée. Je ne sais pas si Major leva les bras en passant la ligne. Ce que je sais, c’est qu’à l’arrière tous ont abdiqué face au déluge. Tous ont abandonné sauf lui, habité par la peur d’être rattrapé et cogné. Quand la peur de mourir devient la stratégie de course parfaite. Bienvenue dans le quotidien de Major Taylor.

Il n’existe pas de grand champion qui se soit fait tout seul. Un homme qui se lève avec pour but d’accomplir les plus grandes choses a besoin de l’aide d’un mentor, du nom du précepteur de Télémaque, fils d’Ulysse. Un conseiller, un érudit, capable de guider le héros dans son aventure. Dans la quête de gloire de Major Taylor, ce rôle fut tenu par un jeune industriel du cycle nommé Louis de Franklin Munger. Ex-champion de grand-bi et figure incontournable du petit monde du cyclisme américain de l’époque, celui qui était surnommé « Birdie » prit en main la carrière de Major au début de l’année 1895. La légende raconte que c’est Major qui a choisi Birdie dans sa soif d’évolution. Tout comme il avait « choisi » les Southard en son temps pour s’émanciper de sa condition. Birdie, d’abord réticent, imposa un test sur piste à Major pour prendre sa décision. Ce matin-là, après quelques tours d’échauffement, le gamin prit son envol sur 1 mile et se posa à seulement deux petites secondes du record du monde. À 16 ans et sans préparation ! Leur collaboration était scellée.

Dans sa stratégie pour aider son poulain à atteindre les sommets, la première décision que prit Birdie fut d’emmener Major le plus loin possible de l’Indiana, État où sa couleur de peau ne lui permettait pas toujours de se confronter aux Blancs, où ses records n’étaient pas homologués, souvent à cause de points de règlement interprétés de manière fallacieuse par des organisateurs refusant d’être « humiliés » par un « nègre ». Le point d’orgue de l’injustice ayant eu lieu sur le vélodrome de Capital City, à Indianapolis, au printemps 1896. Interdit de se mesurer aux professionnels car encore amateur, il est finalement autorisé à courir seul contre la montre et bat le record du monde du 5e de mile ! Record (bien entendu) qui ne sera pas homologué et qui lui vaudra en prime le bannissement à vie dudit vélodrome !

Major et Birdie posèrent donc leurs valises à Worcester, dans le Massachusetts, État des plus progressistes à l’époque. Là, Major intègre les Comets de Boston, première équipe cycliste inclusive de l’histoire, puis passe professionnel début décembre 1896, à presque 18 ans. Pour son baptême du feu, Birdie l’engage dans la foulée sur les Six Jours de New York, la course la plus dure au monde, où il finira huitième et où il se révéla au grand public. C’est aussi à cette occasion, sur la piste du mythique Madison Square Garden, que Major rencontra pour la première fois Eddie Bald. J’ai parlé plus haut du rôle du mentor, le personnage qui aide. Dans l’épopée de Major Taylor, Eddie Bald en a tenu un autre, tout aussi important pour l’accomplissement de toute dramaturgie, celui de l’antagoniste. Celui qui empêche. Pour faire simple, le méchant.

En soirée d’ouverture des Six Jours, Eddie Bald, champion d’Amérique en titre et raciste assumé, accepte un match-exhibition contre Major sur un demi-mile. « Le Cyclone noir », comme le surnommera la presse new-yorkaise quelques jours plus tard, l’étrille, l’humilie. À la suite de sa défaite, Bald fera évoluer la hiérarchie de ses objectifs en mettant en haut de la pile de ses priorités le dossier intitulé « Anéantir le nègre ».  

Eddie Bald fit son œuvre. Entravé, floué, agressé, deux fois radié arbitrairement du championnat… Major Taylor, fidèle à sa foi baptiste, ne répondit jamais à la haine par la haine. Son agressivité, sa rage, il ne les exprimait qu’une fois voûté sur son vélo, en écrasant les pédales et en tirant les développements les plus fous. Puis son heure arriva. Enfin.
À l’automne 1900, il est sacré champion d’Amérique, champion de son pays. Là où le contexte social lui offrait le moins de chances d’y arriver. L’année précédente, il était devenu le cycliste le plus rapide de la planète en remportant le titre mondial du sprint à Montréal. Mais c’était facile. Hors des États-Unis, il partait à égalité de chances avec les autres. La couleur de sa peau n’avait plus d’importance.

Bien au-delà de tous les records mondiaux qu’il fit voler en éclats entre 1898 et 1901, Major su rassembler l’Amérique, du moins dans les gradins des vélodromes. Le « Tourbillon de Worcester » fut adoré du public, noir comme blanc. Son nom fut scandé sur les anneaux du monde entier, où des millions de spectateurs se pressaient pour admirer son style et sa puissance, sa classe… À partir de 1901, Taylor enchaîna six tournées en Europe et en Australie sur une période de dix ans, monnayant ses apparitions à prix d’or. Major était devenu le Noir le plus riche d’Amérique, il s’était marié à une belle métisse issue de la bourgeoisie, possédait une automobile et une belle maison dans le quartier huppé de Colombus Park, au nord de Worcester. Le petit-fils d’esclave possédait tout ce qu’un Noir américain n’avait jamais possédé avant lui.  Mais c’est la France qui lui servait de nouvelle patrie. À Paris, il était toujours reçu comme un roi, les promoteurs de courses accédaient à toutes ses demandes, y compris à celle, non négociable pour lui, de ne jamais courir le dimanche. Major était servi aux terrasses des cafés, était accepté dans les plus beaux palaces. Toutes ces choses qui lui étaient inaccessibles dans son propre pays. Ce pays où il ne courra pratiquement plus, lassé par les mauvais traitements qui lui étaient toujours réservés malgré son statut. Puis Major quitta la scène, fatigué par tant d’années de combat. Le 10 octobre 1909, à Roanne, il fit ses adieux au public français en battant Victor Dupré, alors champion du monde. Puis, l’été suivant, pour un ultime cachet de 800 dollars, il serra ses cale-pieds une dernière fois sur la piste du vélodrome de Salt Lake, avant de mettre son vélo au clou.

J’aurais aimé vous raconter qu’une fois sa carrière terminée Major Taylor vint définitivement s’installer à Paris, dans un hôtel particulier proche du parc Monceau où chaque après-midi il aurait promené sa fille Sidney. J’aurais aimé que le rêve américain ne se termine pas et vous dire que Major coula des jours heureux jusqu’à la fin de sa vie. Il n’en fut rien. Les dernières années de la vie de Major Taylor confinèrent à la tragédie. De mauvais placements financiers successifs en maladie chronique qui le ruina en frais médicaux, la chute du « Cyclone noir » fut lente et terrible. Major Taylor perdit tout sans pouvoir même garder l’essentiel. Sa femme et sa fille. La seule chose qu’il préservera jusqu’à la fin fut sa dignité. N’abdiquant jamais face à l’adversité, la crise de 1929, la fin du cyclisme sur piste, l’oubli de l’Amérique et même de sa communauté. Marshall revit une dernière fois Birdie à New York, refusa poliment l’aide financière que lui proposa son mentor, puis prit la direction de Chicago où il trouva refuge dans une YMCA du quartier noir de South Wabbash. Il survivra à deux attaques de zona avant de capituler au matin du 21 juin 1932, seul, sur son lit d’hôpital, la médaille qu’il avait gagnée lors de sa première victoire dans le parc urbain d’Indianapolis serrée dans le creux de sa main. Major Taylor fut enterré une semaine plus tard dans le quartier des indigents du cimetière de Mount Glenwood. Puis personne n’entendit plus jamais parler de lui.

 

Les Jesse Owens, Althea Gibson, Arthur Ashe, Tiger Woods ont tous bénéficié de la brèche qu’avait ouverte pour eux le petit gamin facétieux de l’Indiana

 

Pourtant, Major Taylor avait laissé une trace, avait creusé un sillon, avait planté les graines qui permirent, bien des années plus tard, à d’autres champions afro-américains de faire valoir leur droit à la victoire dans des sports dit « blancs ». Les Jesse Owens, Althea Gibson, Arthur Ashe, Tiger Woods ont tous bénéficié de la brèche qu’avait ouverte pour eux le petit gamin facétieux de l’Indiana. Major Taylor ne fut pas un Malcom X du sport, loin de là. Major Taylor n’a jamais demandé la moindre faveur en raison de sa couleur de peau. Juste l’égalité des chances, dans le sport et plus largement dans tous les domaines honorables de l’effort humain.

En 1948, un groupe d’anciens coureurs professionnels organisèrent le transfert de la sépulture de Major Taylor dans un carré plus digne du cimetière de Mount Glenwood. Enfin, sa réhabilitation fut définitivement achevée soixante ans plus tard avec l’inauguration d’une stèle à sa mémoire sur le parvis de la bibliothèque de Worcester.   

 

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